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Notre regard

Reste « Discrètes »? La dure bataille des personnes LGBTIQ+ pour une protection

« Ce rapport n’est pas gonflé de concepts abstraits. Il relève de corps qui vous sont inconnus, invisibles, et de brillants esprits piégés : être une personne LGBTIQ+ en situation de migration forcée en Suisse est souvent vécu comme un cauchemar. »

Trois personnes concernées, membres d’Asile LGBTIQ+ Genève[1]Extrait de la préface du rapport « Asile LGBTIQ+ : La situation des personnes LGBTIQ+ dans le domaine de l’asile », ODAE romand, publié le 15 novembre 2022.

Le Haut-Commissariat aux droits humains (HCDH), ainsi que le droit international et européen reconnaissent le respect de l’orientation sexuelle, de l’identité ou de l’expression de genre et des caractéristiques sexuelles (OSIEGCS) comme faisant partie intégrante du droit humain fondamental à l’égalité et à la non-discrimination[2]UNHCR, « Born free and equal ; Sexual Orientation, Gender Identity and Sex Characteristics in International Human Rights Law », 2019. Pouvoir vivre pleinement son OSIEGCS relève ainsi de la dignité humaine[3]Principes de Jogjakarta sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre. Malgré ces reconnaissances, les témoignages et expertises juridiques collectés par l’ODAE romand dans son dernier rapport[4]ODAE romand, « Asile LGBTIQ+ : La situation des personnes LGBTIQ+ dans le domaine de l’asile », publié le 15 novembre 2022 montrent une politique d’asile qui manque à son devoir de protection et parfois retraumatise les personnes fuyant des persécutions liées à leur identité de genre ou à leur orientation sexuelle.

ODAE-ROMAND.CH

Outre de nombreux enjeux liés au contexte d’accueil (hébergement, accès aux soins, formation du personnel) ou au déroulement des auditions en matière d’asile, les témoignages recueillis rappellent les problèmes récurrents du processus décisionnel du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) : exigence de vraisemblance presque impossible à satisfaire, évocation des motifs de fuite considérée comme tardive, degré d’intensité des violences souvent jugé insuffisant… Le mur dressé par le SEM devient infranchissable pour les personnes qui ont précisément toujours dû dissimuler leur identité de genre ou leur orientation sexuelle pour survivre. Comme le rappelle Anis Kaiser, « les conséquences de ces persécutions sont un apprentissage de la vulnérabilité, du silence et de l’invisibilité comme stratégie de survie. Ces mécanismes de survie sont intériorisés et ne disparaissent pas avec la fuite. Au contraire, les personnes tendent à maintenir ce réflexe au cours de leur procédure d’asile ».[5]Anis Kaiser, « Requérant.e.x.s d’asile LGBTIQ+ : Les enjeux principaux des demandes d’asile pour motifs d’OSIEGCS », Asyl n°4, 2020, pp. 16-21

Même lorsque les propos des personnes sont considérés comme vraisemblables, cela ne suffit souvent pas à obtenir un statut de protection: il est en effet fréquent que des demandes d’asile fondées sur l’OSIEGCS soient refusées en raison d’un prétendu manque d’intensité des persécutions ou au motif de l’absence d’une «application systématique» dans le pays d’origine des lois qui criminalisent les personnes LGBTIQ+.

Il arrive également que les autorités d’asile rejettent la demande, estimant que tant que la personne reste «discrète», elle ne risque rien en cas de retour dans un pays où l’OSIEGCS est criminalisée ou socialement réprimée. C’est par exemple ce qu’a vécu Keyan dont l’histoire est relatée ci-contre.

Or, tant l’injonction de discrétion que l’argument de l’application non systématique des lois pénalisant l’OSIEGCS vont à l’encontre de ce que préconise le HCR[6]UNHCR, « Guidelines on International Protection No 9 : Claims to Refugee Status based on Sexual Orientation and/or Gender Identity within the context of Article 1A(2) of the 1951 Convention and /or … Lire la suite et de la jurisprudence européenne. La Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) a d’ailleurs déjà condamné la Suisse au sujet de l’argument de discrétion, toujours utilisé par le SEM et le TAF[7]Voir par exemple : CEDH, affaire I.K. c. Suisse 21417/17 du 18 janvier 2018 ; CEDH, affaire B et C c. Suisse (requêtes n os 889/19 et 43987/16 du 17 novembre 2020. Les chiffres sont parlants: «dans 70 pays (…) les personnes LGBT sont exposées au risque d’arrestation, de chantage, d’extorsion, de stigmatisation, de discrimination, de violence et, dans au moins cinq pays, à la peine de mort»[8]HCDH, « Le HCDH et les droits de l’homme des personnes LGBT », consulté le 17 janvier 2022. On pourrait alors espérer que le SEM prenne en considération les dangers réels encourus par les personnes qui fuient ces persécutions. Dans ce sens, et parallèlement à la sortie du rapport de l’ODAE romand, les associations AsileLGBTIQ+, Rainbow Spot et Transgender Network Switzerland ont formulé en novembre dernier six recommandations à l’attention des autorités d’asile[9]Disponibles ici : http://bit.ly/3QL0mtq.

ELISA TURTSCHI ET MEGANE LEDERREYODAE ROMAND

GLOSSAIRE

ORIENTATION SEXUELLE Définit l’attirance émotionnelle, affective ou sexuelle d’une personne.

IDENTITÉ DE GENRE Conviction intime d’appartenir à un genre donné, d’être un homme*, une femme*, entre les deux, ni l’un·ex ni l’autre.

EXPRESSION DE GENRE Manière dont une personne exprime un genre, à travers par exemple son comportement, son apparence physique, le nom et le·s pronom·s choisis.

PERSONNE TRANSGENRE OU TRANS On dit d’une personne qu’elle est trans lorsque son identité de genre ressentie ne correspond pas au genre qui lui a été assigné à la naissance sur la base de ses caractéristiques corporelles.

Cacher et réprimer son identité de genre, c’est ce que le SEM attend de Keyan*

Keyan, homme trans syrien d’origine kurde, dépose une demande d’asile en Suisse en octobre 2015. Au moment de sa première audition, il explique avoir été harcelé par les autorités syriennes en raison du refus de ses neveux de rejoindre l’armée et de la fuite de sa famille à l’étranger. Lors de l’audition sur ses motifs d’asile, il ajoute avoir également été harcelé sexuellement et insulté par les autorités en raison de son orientation sexuelle et de sa relation cachée avec une femme. Il raconte en outre les nombreuses insultes et maltraitances physiques exercées à son encontre par les membres de sa famille en raison de son identité de genre et de son refus d’épouser un homme.

En février 2019, soit près de quatre ans plus tard, le SEM rend une décision négative sur la demande d’asile de Keyan. L’autorité considère en premier lieu que les persécutions relatées durant l’audition sur les motifs d’asile ont été invoquées tardivement et sont donc invraisemblables. Elle estime ensuite qu’il n’existerait pas d’indices laissant penser que les autorités syriennes auraient eu connaissance de l’homosexualité de Keyan. Enfin, les insultes et maltraitances exercées par sa famille ne revêtiraient pas une intensité suffisante pour être qualifiées de persécutions. Concernant sa transidentité, le SEM estime que Keyan n’aurait pas pris de décision définitive quant à l’adaptation de son apparence à son identité de genre puisqu’il n’a pas prévu d’autres opérations physiques que la mastectomie (opération chirurgicale visant à avoir un torse conforme à son identité de genre) déjà fixée. De plus, cette mastectomie pourrait, une fois de retour en Syrie, être « dissimulée » ou « déguisée » en un prétendu cancer du sein, afin que Keyan puisse revenir à un rôle social féminin et éviter ainsi des persécutions.

Keyan dépose un recours auprès du TAF. Si, dans son arrêt rendu en juillet 2019, le tribunal reconnaît qu’il n’est pas possible de vivre ouvertement une autre identité de genre en Syrie, il considère toutefois que la simple appartenance au groupe des personnes LGBTIQ+ ne suffit pas à justifier la qualité de réfugié. En outre, il confirme que Keyan pourrait continuer à mener une vie amoureuse en cachette. C’est finalement uniquement en raison de la mastectomie, effectuée entre temps par Keyan, que le TAF va casser la décision du SEM. En effet, il admet que la proposition du SEM pour dissimuler l’opération est incohérente et que, compte tenu des rapports médicaux, exiger de Keyan qu’il renonce à son identité de genre porterait sérieusement atteinte à son intégrité psychique et aggraverait durablement son état de santé. Partant, il ordonne au SEM de lui octroyer l’asile.

Les propos tenus par le SEM dans sa décision relèvent d’une grave violation des droits humains. Malgré l’issue positive du recours, le raisonnement du TAF, quant à lui, reste contraire à la jurisprudence de la CEDH puisqu’il examine la possibilité que Keyan opte pour un « comportement discret » pour éviter les préjudices, démarche précisément condamnée par cette instance supranationale[10]CEDH, affaire I.K. c. Suisse 21417/17 du 18 janvier 2018, cité dans CourEDH, Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 245, novembre 2020, p. 6. Et CJUE, affaires jointes C-199/12 à … Lire la suite.

*Prénom fictif


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Notes
Notes
1 Extrait de la préface du rapport « Asile LGBTIQ+ : La situation des personnes LGBTIQ+ dans le domaine de l’asile », ODAE romand, publié le 15 novembre 2022
2 UNHCR, « Born free and equal ; Sexual Orientation, Gender Identity and Sex Characteristics in International Human Rights Law », 2019
3 Principes de Jogjakarta sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre
4 ODAE romand, « Asile LGBTIQ+ : La situation des personnes LGBTIQ+ dans le domaine de l’asile », publié le 15 novembre 2022
5 Anis Kaiser, « Requérant.e.x.s d’asile LGBTIQ+ : Les enjeux principaux des demandes d’asile pour motifs d’OSIEGCS », Asyl n°4, 2020, pp. 16-21
6 UNHCR, « Guidelines on International Protection No 9 : Claims to Refugee Status based on Sexual Orientation and/or Gender Identity within the context of Article 1A(2) of the 1951 Convention and /or its 1967 Protocol relating to the Status of Refugees », 23 octobre 2012
7 Voir par exemple : CEDH, affaire I.K. c. Suisse 21417/17 du 18 janvier 2018 ; CEDH, affaire B et C c. Suisse (requêtes n os 889/19 et 43987/16 du 17 novembre 2020
8 HCDH, « Le HCDH et les droits de l’homme des personnes LGBT », consulté le 17 janvier 2022
9 Disponibles ici : http://bit.ly/3QL0mtq
10 CEDH, affaire I.K. c. Suisse 21417/17 du 18 janvier 2018, cité dans CourEDH, Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 245, novembre 2020, p. 6. Et CJUE, affaires jointes C-199/12 à C-201/12 du 7 novembre 2013.