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Notre regard

LGBTIQ+ | La Suisse à nouveau condamnée pour l’exigence de discrétion

Marc Baumgartner

Imaginez que vous vivez en tant que personne homosexuelle dans un pays où votre orientation sexuelle est passible de la peine de mort. Vous êtes ainsi contraint·e de vivre toute intimité dans la plus grande discrétion, sous la menace constante d’être découvert·e. Vous faites tout pour que les autorités ne découvrent pas votre orientation sexuelle afin d’éviter les persécutions qui en découleraient. Lorsque vous demandez l’asile en Suisse avec un tel parcours, votre demande est rejetée au motif que vous pouvez retourner sans danger dans votre pays d’origine, car les autorités n’ont jamais eu connaissance de votre orientation sexuelle et que vous pouvez continuer à y vivre discrètement.

Photo de Sara Rampazzo sur Unsplash

Il existe aujourd’hui un consensus international selon lequel un tel raisonnement – l’exigence de discrétion pour éviter les persécutions – n’est pas admissible du point de vue des droits humains. Cette exigence va à l’encontre de l’idée fondamentale de la protection des réfugié·es, qui offre justement une protection internationale dans des situations de persécution liées à une caractéristique personnelle. Ainsi, le HCR a déjà affirmé en 2012 que «les requérant-es ont le droit de vivre en société avec l’identité qui est la leur et qu’ils n’ont pas à la cacher»[1]«applicants are entitled to live in society as who they are and need not hide that.», UNHCR Guidelines onInternational Protection no 9 : Claims to Refugee Status based on Sexual Orientation … Lire la suite,soulignant que l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre sont des aspects fondamentaux de l’identité humaine. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a adopté ce point de vue dès 2013 dans l’arrêt X., Y.et Z. contre Minister voor Immigratie en Asiel, ce qui a (théoriquement) conduit à l’abolition de l’argument de la discrétion au sein de l’UE. Dans cet arrêt de référence, la CJUE a conclu que l’exigence de discrétion est «incompatible avec la reconnaissance d’une caractéristique si fondamentale pour l’identité d’une personne qu’on ne peut exiger des personnes concernées qu’elles y renoncent».[2]« incompatible with the recognition of a characteristic so fundamental to a person’s identity that thepersons concerned cannot be required to renounce it », CJUE, X., Y. et Z. c. Minister voor … Lire la suite En effet, exiger des personnes qu’ils·elles dissimulent leur orientation sexuelle pourrait être considéré comme constituant en soi un acte de persécution.

Malgré ce consensus, la Suisse semble ne pas partager cette position, ce qui lui a déjà valu d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

La première fois remonte à 2018, dans l’affaire I.K. contre Suisse[3]CourEDH, affaire I.K. c. Suisse, requête no 21417/17, 19 décembre 2017

,qui concernait un homme homosexuel de Sierra Leone. Sa demande d’asile avait été rejetée par la Suisse pour manque de crédibilité quant à son homosexualité et en raison de la possibilité d’un comportement discret. Bien que la CEDH n’ait pas donné suite à la requête, car elle ne voyait pas de raison de remettre en question l’évaluation de la vraisemblance effectuée par la Suisse, elle a estimé que le fait de mentionner la possibilité d’un comportement discret comme motif de rejet n’était pas conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, critiquant ainsi la Suisse sans toutefois annuler la décision de renvoi.

Malgré cela, la Suisse a continué d’utiliser l’argument de la discrétion, ce qui a conduit à une condamnation en 2020 dans l’affaire B. et C. contre Suisse[4]CourEDH, affaire B. et C. c. Suisse, requêtes no 889/19 et 43987/16, 17 novembre 2020.. Cette affaire concernait un homme homosexuel originaire de Gambie. Le Tribunal administratif fédéral avait jugé inutile d’évaluer la situation des personnes homosexuelles en Gambie, affirmant que l’homosexualité du requérant était inconnue des autorités gambiennes. La CEDH n’était pas d’accord avec ce raisonnement et a estimé qu’une découverte était toujours possible, même en cas d’intention de vivre discrètement.

Nonobstant ces condamnations, la Suisse persiste à rejeter des demandes d’asile en invoquant la possibilité pour les requérant·e·s de mener une vie discrète dans leur pays d’origine. Dans sa jurisprudence, le Tribunal administratif fédéral reconnaît certes que la discrétion peut, dans certains cas, entraîner une «pression psychologique insupportable». Toutefois, le Tribunal estime que cacher son orientation sexuelle ou son identité de genre au retour n’est pas en soi un sérieux préjudice et qu’un certain niveau de discrétion peut encore être attendu, sauf si deux critères cumulatifs sont remplis: (1) un risque élevé de découverte de la caractéristique protégée, et (2) des sanctions étatiques en cas de découverte atteignant le niveau des sérieux préjudices définis à l’article 3 de la Loi sur l’asile[5]TAF, arrêt du 2 avril 2019, D-6539/2018 concernant les personnes LGBTIQ+, en se fondant sur lajurisprudence concernant l’apostasie (TAF, arrêt du 23 août 2017, D-4952/2014).

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Comme le premier critère – le risque élevé de découverte – est toujours rempli selon la jurisprudence de la CEDH, la Suisse a été de nouveau condamnée par la CEDH le 12 novembre 2024, dans l’affaire M.I. contre Suisse[6]CourEDH, affaire M.I. c. Suisse, requête no56390/21, 12 novembre 2024.

. Ce cas concernait le rejet de la demande d’asile d’un homme homosexuel iranien. Les autorités suisses n’ont pas remis en question son homosexualité ni le fait que les personnes homosexuelles en Iran sont exposées à des risques de per-sécution, tant de la part des autorités quedes acteurs non étatiques. Cependant, elle sont douté de sa déclaration selon laquelle sa famille avait découvert sa relation avec un autre homme, ce qui l’aurait poussé à fuir et à demander l’asile en Suisse.

Les autorités suisses ont estimé que le requérant avait déjà caché son orientation sexuelle par le passé et pouvait continuer à le faire après son retour en Iran, sans subi de pression psychologique insupportable. Elles ont conclu qu’une vie discrète éliminait tout risque futur de persécution et qu’en plus il n’existait pas de persécution collective des hommes homosexuels en Iran, malgré la peine de mort pour les relations homosexuelles consenties, en raison du faible nombre d’exécutions rapportées[7]TAF, arrêt du 2 juin 2021, D-5870/2019, consid. 8.2 ss..

Une fois de plus, la CEDH n’a pas contesté l’évaluation de vraisemblance des autorités suisses, insistant sur leur meilleure aptitude à juger des faits et de la crédibilité des personnes en quête d’asile (consid. 53). Toutefois, elle a estimé que l’orientation sexuelle de l’homme pouvait être découverte à tout moment, que ce soit par inadvertance, par des rumeurs ou en raison de l’impossibilité de se conformer aux normes sociales (par exemple, se marier et avoir des enfants). La CEDH a ainsi réitéré que l’exigence de discrétion comme stratégie pour éviter les persécutions est toujours inadmissible.

Que cet argument ait encore sa place dans notre système juridique ne répond pas aux exigences de l’État de droit. Ce dernier arrêt de la CEDH pourrait enfin conduire à l’abolition définitive de l’argument de la discrétion dans la pratique suisse en matière d’asile, qui ne figure plus de manière systématique dans les décisions actuelles. Cependant, dans un contexte de durcissement constant des politiques d’asile, il est à prévoir que les autorités suisses – comme cela a été observé dans d’autres juridictions[8]Millbank, Jennifer,From Discretion to Disbelief : Recent Trends in Refugee Determinations on theBasis of Sexual Orientation in Australia and the United Kingdom,The International Journal of Human … Lire la suite– remplaceront l’argument de la discrétion par une remise en question accrue de l’orientation sexuelle des demandeur·euses d’asile.


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Notes
Notes
1 «applicants are entitled to live in society as who they are and need not hide that.», UNHCR Guidelines onInternational Protection no 9 : Claims to Refugee Status based on Sexual Orientation and/or Gender Identitywithin the context of Article 1A(2) of the 1951 Convention and/or its 1967 Protocol relating to the Status ofRefugees, HCR/GIP/12/01, 23 octobre 2012, traduction libre.

2 « incompatible with the recognition of a characteristic so fundamental to a person’s identity that thepersons concerned cannot be required to renounce it », CJUE, X., Y. et Z. c. Minister voor Immigratieen Asiel, C-199/12 et C/201/12, 7 novembre 2013, consid 70, traduction libre.

3 CourEDH, affaire I.K. c. Suisse, requête no 21417/17, 19 décembre 2017

4 CourEDH, affaire B. et C. c. Suisse, requêtes no 889/19 et 43987/16, 17 novembre 2020.
5 TAF, arrêt du 2 avril 2019, D-6539/2018 concernant les personnes LGBTIQ+, en se fondant sur lajurisprudence concernant l’apostasie (TAF, arrêt du 23 août 2017, D-4952/2014).

6 CourEDH, affaire M.I. c. Suisse, requête no56390/21, 12 novembre 2024.

7 TAF, arrêt du 2 juin 2021, D-5870/2019, consid. 8.2 ss.
8 Millbank, Jennifer,From Discretion to Disbelief : Recent Trends in Refugee Determinations on theBasis of Sexual Orientation in Australia and the United Kingdom,The International Journal of Human Rights13 2009, 391-414.

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