Profit ? Conditions de vie et aide sociale
Une assistance différenciée… et excluante
Alors que le principe de l’aide sociale vise à garantir aux personnes ne pouvant vivre de leurs propres moyens les conditions d’une existence digne, c’est-à-dire leur permettre une participation minimale à la vie sociale, culturelle et politique, le législateur a décidé, dès les années 1990, de réduire les montants alloués aux personnes relevant du domaine de l’asile, à des fins de dissuasion. Puis, dès 2004, il a décidé, toujours dans un but dissuasif, de supprimer cette aide sociale aux personnes frappées d’une non-entrée en matière. Ces personnes ne reçoivent plus que l’aide d’urgence. Depuis 2008, cette exclusion est étendue à toutes les personnes ayant reçu une réponse négative à leur demande d’asile. L’octroi de ces deux formes d’assistance relève de la compétence du canton où réside la personne dans le besoin.
L’aide sociale en matière d’asile
L’aide sociale accordée aux requérants et aux personnes à protéger qui ne bénéficient pas d’une autorisation de séjour doit être fournie, dans la mesure du possible, sous la forme de prestations en nature. Elle est inférieure à celle accordée aux personnes résidant en Suisse.
Art. 82 al. 3 LAsi :
En Suisse, toutes les personnes en procédure d’asile (permis N), ainsi que les personnes admises à titre provisoire (permis F) et les titulaires du status S sont soumises à la réglementation sur l’aide sociale en matière d’asile. Celle-ci est inférieure à l’aide sociale ordinaire destinée aux résident·es. Les personnes relevant de l’asile reçoivent en moyenne la moitié du minimum vital de 997 francs fixé par la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS 2021). À Genève, par exemple, l’aide sociale octroyée à un·e demandeur·se d’asile ou à une personne admise à titre provisoire est de 451 frs par mois (soit environ 15 francs par jour). Le montant est dégressif : il n’est plus que de 1’218 frs pour une famille de quatre personnes. Contrairement aux montants de l’aide sociale ordinaire, il n’a jamais été adapté au coût de la vie.
L’aide sociale qui est accordée aux personnes en procédure d’asile (permis N) et admises provisoirement (permis F) doit être fournie, dans la mesure du possible, sous la forme de prestations en nature. En d’autres termes, cette aide n’est souvent pas allouée en espèces, mais sous forme de prestations complémentaires. Elle subvient notamment aux besoins minimaux nécessaires et inclut l’hébergement et les soins médicaux de base, ainsi que le conseil et l’accompagnement. Le montant de l’aide allouée dépend de la forme d’hébergement: les personnes logées dans une structure collective (par exemple centre d’accueil) reçoivent des montants moins élevés que celles hébergées en logement individuel. Divers frais comme le loyer, les transports ou encore les assurances sont en effet pris en charge par l’État pour les personnes en foyer (voir tableau ci-dessous).
Selon les cantons, les personnes relevant de l’asile sont en effet contraintes de séjourner dans des structures collectives, parfois durant de longues années, y compris lorsqu’elles sont titulaires d’une protection internationale telle que l’admission provisoire. Souvent, elles doivent y partager la cuisine, les sanitaires et les espaces de vie communs. Une situation que ne connaissent pas les personnes résidentes à l’aide sociale ordinaire (sauf cas particuliers).
AIDE SOCIALE EN MATIÈRE D’ASILE Personne relevant de l’asile (permis N ou F) en foyer d’accueil | AIDE SOCIALE EN MATIÈRE D’ASILE Personne relevant de l’asile (permis N ou F) en logement individuel | AIDE SOCIALE ORDINAIRE POUR RÉSIDENT·E·S Personne résidente (Suisse, permis B ou C) en logement individuel |
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Forfait journalier de CHF 11.40 (env. CHF 342.00 par mois) | Forfait mensuel de CHF 395.00 | Forfait mensuel de CHF 986.00 |
Ce montant comprend : CHF 9.40 jour l’entretien, CHF 1.00 pour l’argent de poche, CHF 1.00 pour l’achat de vêtements. | Ce montant couvre les frais relatifs à : nourriture, vêtements, entretien courant du ménage, frais de santé, frais de transport, frais de communication, loisirs, scolarité obligatoire et formation post-obligatoire. | Frais médicaux de baseFrais de logement comprennent le loyer, ainsi que les charges locativesPrestations circonstancielles : lunettes médicales, frais liés à un régime, mobilier, frais de déménagement, supports scolaires, camp scolaire, assurance ménage & RC, autres selon nécessités et justifications. |
Frais supplémentaires pris en charge par l’État : logement en foyer, nourriture, transports, assurance maladie et frais médicaux, frais de scolarité obligatoire, loisirs. | Frais supplémentaires pris en charge par l’État : frais d’écolage, taxes pour ordures, réception radio et réseau et TV, électricité, loyer, assurance RC et ménage, primes de la caisse maladie, franchise et participation aux frais de santé, dentiste, lunettes. | Frais supplémentaires pris en charge par l’État : Supplément d’intégration (par exemple pour mesures d’insertion) |
L’aide d’urgence
La suppression de l’aide sociale pour les personnes déboutées de l’asile est une mesure visant à inciter les personnes à quitter rapidement le territoire suisse. Toutefois, conformément à l’art. 12 de la Constitution fédérale, l’État est obligé d’apporter une aide aux personnes en situation de détresse et n’étant pas en mesure de subvenir à leur entretien. C’est ce que l’on appelle l’aide d’urgence.
L’aide d’urgence est octroyée dans la mesure du possible sous la forme de prestations en nature aux lieux désignés par les cantons ou la Confédération. Elle est inférieure à l’aide sociale accordée aux requérants et aux personnes à protéger qui ne bénéficient pas d’une autorisation de séjour.
Art. 82 al. 4 LAsi :
Les personnes à l’aide d’urgence reçoivent une assistance ne couvrant que le minimum vital absolu : un toit, les soins médicaux de base, ainsi qu’un maigre forfait couvrant les frais destinés à la nourriture, l’habillement et l’hygiène. Elle correspond à environ un quart du minimum vital accordé normalement par l’aide sociale ordinaire.
Ces prestations varient selon les cantons entre 8 francs et 12 francs par jour, lorsqu’elles ne sont pas fournies en nature. La plupart des cantons n’offrent en effet que des prestations sous forme de barquettes de nourriture déjà préparée et de bons. Le versement de l’aide d’urgence peut parfois être refusé « pour sanctionner » une conduite jugée inappropriée, comme un contrôle de présence manqué.
Les personnes du domaine de l’asile tenues de quitter le pays ne peuvent obtenir l’aide d’urgence que sur demande et en cas de nécessité avérée. Elle doit être sollicitée par les personnes dans le besoin auprès des autorités du canton assigné. La demande doit être renouvelée à intervalles réguliers, parfois très rapprochés (un jour, deux jours, chaque semaine…).
Le régime de l’aide d’urgence : entre dissuasion et éloignement
La mise en place d’un système dit d’aide d’urgence a été pensée dès les années 1990 dans le cadre d’un long processus politique visant à inciter les requérant·es débouté·es à quitter le territoire suisse à l’issue de la procédure en rendant leurs conditions d’existence extrêmement précaires.
Sous couvert de rendre le système d’asile plus « rentable » économiquement et plus « crédible » politiquement, cette mesure cherche à réduire « l’attractivité » de la Suisse. Elle repose sur l’idée qu’une majorité de personnes viennent en Suisse pour « profiter », voire « abuser » de son système d’aide sociale, donc qu’elles n’auraient pas besoin de protection. En dégradant les conditions de vie à la limite de la dignité, les autorités suisses entendent ainsi « faire passer le message » auprès de potentiel·les candidat·es à l’exil et montrer à la population résidant en Suisse qu’elles protègent le pays de celles et ceux qui ne mériteraient pas sa protection. Ce faisant, elles participent à la construction d’une représentation binaire entre « bon » et « mauvais », entre « vrai » et « faux réfugié ».
Le coût économique de l’interdiction de travail
Ces dernières années, l’impact de l’aide d’urgence sur les personnes concernées et surtout son inefficacité en lien avec les objectifs affichés sont mis en lumière à la fois par des acteurs non-étatiques et étatiques. L’impact considérable sur la santé mentale a ainsi été dénoncée par des psychiatres suisses. Une étude universitaire parue en mai 2023, mandatée par Vivre Ensemble et le Centre social protestant Genève, a par ailleurs évalué le manque à gagner économique de l’interdiction de travailler et de maintien à l’aide sociale des jeunes déboutées. Certains cantons, comme Fribourg, ont évalué la situation pour certaines personnes dont le renvoi n’est pas envisageable comme « statu quo stérile » et lancé un programme visant à une régularisation. Ce programme est mentionné dans le dossier de presse rendu public avec la parution de l’étude:
S’agissant des requérants d’asile déboutés (RAD), le SPoMi a mis en place un programme de régulation. Certains renvois de RAD se heurtent en effet depuis des années à des obstacles insurmontables. Ces blocages engendrent, du fait de la précarisation économique et sociale des personnes concernées, des risques majeurs et durables en termes de dépendance de l’aide sociale ou d’atteintes à l’ordre public. Après consultation des services partenaires, dont le Secrétariat d’Etat aux migrations, un programme (FriRAD) a été mis sur pied en vue d’extraire de ce statu quo stérile certaines situations qui présentent un potentiel d’intégration suffisant en vue d’un futur règlement.
Programme FriRAD (Canton de Fribourg): Rapport d’activités du Conseil d’Etat 2022, pp. 44-45
Au-delà de l’objectif explicite d’exclusion spatiale – notamment par l’incitation au départ « volontaire » des requérant·es débouté·es –, la suppression de l’aide sociale poursuit dès lors un objectif plus implicite d’exclusion sociale et de marquage matériel et symbolique de l’abus. La fonction de ce marquage est non seulement de renforcer la catégorie de l’« abuseur », tout en réaffirmant la légitimité des autorités et la souveraineté de l’État en matière de contrôle migratoire, mais aussi d’instaurer une frontière sociale. Cette dernière se fonde sur l’illégalité du séjour des personnes, ainsi que sur leur illégitimité présumée.
L’objectif avancé lors des débats au Conseil national était de ‘réduire l’attractivité de la Suisse’. Il repose sur l’idée selon laquelle le type de prestations offertes aux requérants d’asile dans un pays donné aurait une influence sur le nombre de personnes qui viendrait y déposer une demande d’asile. Cet argument amène à prendre des mesures qui péjorent les conditions de vie offertes aux personnes venant solliciter la protection de la Suisse.
Denise Efionayi-Mäder, Clément de Senarclens, Robin Stunzi, Soumettre tous les requérants d’asile au régime de l’aide d’urgence? Données empiriques utiles au débat public, Centre de droit des migrations, Swiss Forum for Migration and Population Studies, août 2012
Pour aller plus loin :
- Rey, Raphaël & Anne-Cécile Leyvraz (2020), « Marquer l’abus : la suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile suisse », in Leyvraz, Anne-Cécile et al. (dir), Asile et abus : regards pluridisciplinaires sur un discours dominant, Zurich, Seismo, p. 147-167 ;
- Sanchez-Mazas, Margarita (dir.) (2011), La construction de l’invisibilité : suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile, Genève, IES.
- « Aide d’urgence. Centres fédéraux: le nivellement par le bas se confirme« , paru dans Vivre Ensemble, n°144, septembre 2013.